TANGER FAIT SON CINÉMA







Temps de ramadan, au petit matin. La ville est figée dans la torpeur. La kasbah encore plus qui s’éveille toujours (beaucoup) plus tard que les autres quartiers. Pourtant, aujourd’hui y règne une agitation inhabituelle. Rues barrées, des dizaines de camions stationnés alentour, partout des policiers en faction et des balèzes en costume noir et oreillette, des kilomètres de câbles au sol, des grésillements de talkies-walkies et des techniciens qui installent des tonnes de matériel.

La raison de ce tohu bohu : James Bond est de retour à Tanger ! 30 ans après Timothy Dalton pour Tuer n’est pas jouer, c’est Daniel Craig qui, en 2015, fait escale dans la cité marocaine pour y tourner les aventures du célèbre espion britannique. Ce 24e opus de la saga 007 s’intitule Le Spectre.

Plusieurs immeubles de la zone historique ont été repeints, une pharmacie a été transformée en café et le Palais Akaboun où les Rolling Stones enregistrèrent Continental Drift devient l’hôtel l’Américain où se dénoue l’énigme. Le tournage va durer une dizaine de jours. Cependant, pour les fans et autres curieux, il sera compliqué d’apercevoir les vedettes du film. En effet, la production a pris des mesures pour éviter les foules qui s’agglutinent et perturbent les prises de vue.

007 Spectre de Sam Mendes (bande annonce)

Ce fut le cas lors du tournage de Bourne Ultimatum (La Vengeance dans la peau, en français), en 2006. Les cadreurs et le réalisateur du film, Paul Greengrass, s’ingénièrent alors à éviter les badauds envahissants ou les figurants indisciplinés, regards vers la caméra, qui perturbaient les courses-poursuites de Matt Damon dans les rues de la médina ou devant le célèbre Café de Paris.

Bourne Ultimatum – Le tournage à Tanger
Bourne Ultimatum – Les courses-poursuites dans les rues de Tanger
Bourne Ultimatum (2007) de Paul Greengrass (bande annonce)

Hormis ces superproductions américaines, Il y a eu pléthore de films tournés à Tanger, des thrillers, des nanars jusqu’aux œuvres les plus poétiques. La mythique cité inspire les cinéastes. Elle a tout autant inspiré les producteurs puisque, jusqu’aux années 1970, nombre de films accrochaient Tanger à leur titre pour des raisons d’image.


A la fin du XIXe siècle, les frères Lumière envoient des opérateurs pour filmer le monde en quête d’images exotiques et extraordinaires. Tanger a l’avantage d’être proche. Le Grand Socco figurera dans un de ces films que visionneront, ébaubis, les premiers spectateurs du Cinématographe. Le jeune sultan Moulay Abdelaziz, féru des nouvelles technologies occidentales se fait projeter un des films des industriels lyonnais. Il se passionne alors pour la photographie et les images animées.

Gabriel Veyre qui avait collaboré avec les frères Lumière va être recruté par le souverain. Il raconte dans ses mémoires, Dans l’intimité du sultan : « Je me reposais aux bords du Rhône, lorsque j’appris qu’on cherchait un homme, un ingénieur à même d’enseigner au sultan du Maroc tout d’abord la photographie, dont il s’était épris, puis de l’initier, au besoin, aux plus récentes découvertes modernes : derniers perfectionnements de l’électricité, téléphonie et télégraphie mêlées, cinématographe et phonographe, bicyclette et jusqu’à l’automobile, si la chose lui chantait. Pourquoi pas moi ? L’occasion était excellente de voir un pays nouveau, plus mystérieux et plus fermé encore que tous ceux que j’avais parcourus jusque-là. Ma candidature fut posée. On m’agréa. Je partis. C’était au commencement de 1901».

Veyre va vivre au Maroc jusqu’à sa mort, à 64 ans et réaliser de nombreux reportages photographiques et documentaires sur ce pays. Et, évidemment, sur Tanger, livrant ainsi de précieux témoignages sur la ville avant son basculement vers le statut international.


C’est à Tanger que seront instituées les premières projections payantes du Maroc, en 1905. Huit ans plus tard, le Tivoli Theatre, une construction en bois, installée sur le front de mer, va devenir la première salle exclusivement dédiée au cinéma. En 1929, l’illustre théâtre Cervantes a diffusé le premier film parlant à Tanger.

Zarzuela, Capitol, Ciné-Americano, Dawliz, Flandria, Goya (construit dans les années 40), Ciné Lux, Mabrouk, Mauritania, Paris (créé en 1937), Rif (créé en 1948), Roxy (ouvert en 1950), Tarik et Vox, ce sont parmi les salles qui, par la suite, vont enchanter les cinéphiles. Chacune s’était spécialisée dans un genre.

C’est ce que raconte le grand cinéaste marocain, Moumen Smihi, dans ses souvenirs d’enfance : « Dans la rue qui montait du Petit Socco, s’ouvraient les portes du cinéma Vox, spécialisé dans les productions égyptiennes. C’est là que j’ai vu les célèbres film d’Oum Kkalsoum. C’était Hollywood à la mode égyptienne, en noir et blanc, avec de très belles images, des décors et des costumes somptueux. Le quartier était d’ailleurs encerclé par plusieurs salles. Au Cervantes, on faisait des orgies de films espagnols ou sud-américains, souvent d’inspiration chrétienne. Les croisades, l’Inquisition, la scène de la crucifixion nous étaient étrangement familières. Au Cervantes, je m’installais au poulailler. C’était un petit théâtre du début du siècle, avec des corbeiles, de l’or, du velours rouge, des plafonds peints et tout autour les grands noms du théâtre mondial. Le ciné-Americano, tapi en sous-sol dans les escaliers des tanneries, était spécialisé dans les films américains, surtout les westerns, doublés en espagnol. Là, j’ai vu La Chevauchée fantastique et La Prisonnière du désert de John Ford.».

Master class avec Moumen Smihi (intégral)
Fatma (1947) Comédie dramatique de Ahmed Badrakhan avec Oum Kalthoum (film complet)
La Chevauchée fantastique (1939) de John Ford avec John Wayne (film complet)

Il y avait encore le western spaghetti pour l’Alcazar, d’autres productions américaines pour le Rif et uniquement le cinéma espagnol pour le Goya, tandis que Le Mauritania, le Lux et Le Paris diffusaient des films français. Plus tard, tous ces cinémas ont perdu leur spécificité pour diffuser surtout des films égyptiens et libanais, puis des productions de Bollywood et, dans les années 70, des films de karaté.

Comme partout ailleurs, l’arrivée des DVD, du piratage et du streaming a provoqué la disparition de la quasi totalité des cinémas de la ville. Les rares salles survivantes s’étiolent et permettent aux jeunes gens de flirter discrètement dans le noir ou à d’autres de fumer leurs joints tranquillement. Durant cette hécatombe, seul le Rif a pu renaître, devenant, grâce à la folie enthousiaste de plusieurs personnes dont la célèbre photographe Yto Barrada, une cinémathèque proposant des films de qualité et de répertoire. L’Alcazar et Le Mauritania rénovés depuis relancent la fréquentation des salles. Bien sûr, comme partout ailleurs, la ville se dote progressivement de complexes cinématographiques qui rivalisent de pop corn et de block busters pour attirer le chaland…


C’est sous l’impulsion du Maréchal Lyautey, lors du protectorat français, que le premier long métrage, tourné à Tanger, verra le jour en 1919. Mektoub est réalisé par Jules Pinchon (connu pour avoir crée le personnage de Bécassine) et Daniel Quintin. Les acteurs du film sont, étonnamment pour l’époque, tous marocains à l’exception de deux acteurs de théâtre venus de France, Mary Harald, et Robert Bogaert.

Vont s’ensuivre des dizaines de films sur, dans et autour de la ville au statut international. Les acteurs et actrices les plus réputés de chaque époque seront aux génériques de ces productions : Charles Vanel, Harry Baur, Pierre Fresnay, Edwige Feuillère, Fernand Ledoux, Erich von Stroheim, Tony Curtis, Eddie Constantine, Joan Fontaine et Jack Palance, James Mason, Daniel Gélin, Bernard Giraudeau, Miguel Bosé, Jean Rochefort, Gérard Depardieu, Catherine Deneuve, etc.

Idem, de grands réalisateurs internationaux vont s’inspirer de l’ambiance sulfureuse pour camper des atmosphères ou des personnages hors du commun. Julien Duvivier, André Hunebelle, Bernard Borderie, Robert Parrish, Alexandre Arcady, Bernardo Bertolucci, David Cronenberg, André Téchiné, Manoel de Oliveira, Stephen Frears, Christopher Nolan seront parmi d’autres à poser leur caméra sur les terres tangéroises.

Et aussi, bien sûr, des cinéastes marocains comme Laïla Marrakchi et le drôle et émouvant Rock the Casbah avec Omar Sharif dans son dernier rôle, Farida Belyazid qui réalisera un magnifique Juanita de Tanger, Leila Kitani (Sur la planche) ou encore, parmi d’autres, Moumen Smihi avec ses très beaux El Chergui et Le Gosse de Tanger.

Rock the Casbah de Laïla Marrakchi (bande annonce)
La vida perra de Juanita Narboni (2005) de Farida Benlyazid (bande annonce)
Sur la planche (2011) de Leïla Kilani (bande annonce)

Tangier, Les Scorpions de Tanger, Los Misterios de Tanger, Mission à Tanger, The woman from Tangier, Le voleur de Tanger, Flight to Tangier, Guet-apens à Tanger, Thunder over Tangier, Duffy, le renard de Tanger : Il y a une ribambelle de films français, espagnols, anglais ou américains qui, depuis les années 1930 jusqu’aux années 1970, accrochèrent ce nom mythique à leur titre.

La notoriété de la ville était alors mondiale. Le point commun à la plupart de ces films, en particulier ceux tournés avant et après la seconde guerre mondiale, est l’imaginaire développé autour de cette zone internationale et sulfureuse, nid d’espion, de diplomates, de contrebandiers, de marins, de cabarets, mais aussi repère d’hommes et de femmes aux personnalités équivoques voire obscures.

Flight to Tangier (1953) de Charles Marquis Warren (film complet)
Tangier (1946) de George Waggner (film complet)

La plupart, d’ailleurs, seront tournés en studio, comme Mission à Tanger, film d’André Hunnebelle (réalisateur plus tard des Fantomas) en 1949 et qui marque les débuts de Michel Audiard et de Louis de Funès, La môme vert de gris, de Bernard Borderie, avec Dario Moreno et Eddie Constantine campant l’agent du FBI Lemmy Caution,

Citons aussi Manina., la fille sans voile, un film réalisé par Willy Rozier avec Brigitte Bardot dont ce sera le second tournage de sa carrière ou encore Le Voleur de Tanger avec dans le rôle-titre le jeune Tony Curtis.

Mission à Tanger (1949) de André Hunebelle (extrait avec Louis de Funès)
La Môme vert-de-gris (1953) de Bernard Borderie (extrait)
Manina, la fille sans voile (1952) de Willy Rozier (film complet)
Le Voleur de Tanger (1951) de Rudolph Maté (bande annonce)

Cependant, plus de 50 films ont été tournés ici, au fil du temps.

Des films d’auteur comme Prick Up Your Ears de Stephen Frears en 1987, Le festin nu de David Cronenberg (adapté du livre de William Burroughs), en 1991, Un Thé au Sahara de Bernardo Bertolucci (1990) inspiré du livre de Paul Bowles, avec Debra Winger et John Malkovitch, Dernier été à Tanger d’Alexandre Arcady (1987) avec Roger Hanin et Thierry Lhermitte, Prendre le large (2017) de Gael Morel avec Sandrine Bonnaire et le superbement poétique Only lovers left alive de Jim Jarmush.

Prick Up Your Ears (1987) de Stephen Frears (film complet)
Le Festin nu (1991) de David Cronenberg (bande annonce)
Un thé au Sahara (1990) de Bernardo Bertolucci (bande annonce)
Prendre le large (2017) de Gael Morel (bande annonce)
Only Lovers Left Alive (2013) de Jim Jarmusch (bande annonce)

Il y aura tout autant des superproductions américaines telles Le Lion et le vent (1975) avec Sean Connery et Candice Bergen, Légionnaire (1998) avec Jean-Claude Van Damme, La Vengeance dans la peau (2007) avec Matt Damon dans le rôle de Jason Bourne ou Inception (2010) de Christopher Nolan avec Leonardo di Caprio et Ellen Page, ainsi que les deux 007, Tuer n’est pas jouer (1987) avec Timothy Dalton et Le Spectre avec Daniel Craig et Monica Belucci en 2015.

Bolywood n’a pas été en reste avec Agent Vinod (2012), film d’espionnage chatoyant, agité et chanté comme il se doit.

Quelques scènes de films tournés à Tanger
Le Lion et le vent (1975) de John Milius (bande annonce)
Légionnaire (1998) de Peter MacDonald (bande annonce)
Inception (2010) de Christopher Nolan (bande annonce)

Tanger a toujours engendré moults fantasmes. Ceux évoqués par l’écrivain Jean Genet, dans Le Journal du voleur, qui l’imaginait avant de la connaître comme « Une sorte de tripot où les joueurs marchandent les plans secrets de toutes les armées du monde. » Elle a aussi irrigué l’imaginaire du cinéma. Et provoqué des rêves.

Comme ceux racontés par André Téchiné. Le grand cinéaste français tournera deux fois dans la ville du nord (Loin avec Stéphane Rideau, Lubna Azabal et Gael Morel, en 2001, et Les Temps qui changent avec Gérard Depardieu et Catherine Deneuve en 2004).

Il éclaire, lors d’une interview, ce rapport que Tanger a entretenu, depuis un siècle, avec le 7e art : « J’ai eu l’occasion, au fil des années, d’y faire de brefs séjours, et j’étais fasciné par ce village cosmopolite qui est à la fois l’Orient de l’Occident et l’Occident de l’Orient. C’est un site très hétérogène, et c’est d’autant plus frappant que c’est petit. La campagne, la montagne, la ville et la mer s’y juxtaposent sans solution de continuité. Il en va de même pour les communautés qui y vivent et les langues qu’on y parle : l’anglais, l’espagnol, le marocain et le français. Tout cela crée un climat de circulation, de mouvement et de mystère qui permet de faire s’y croiser toutes sortes de gens … Tanger me semblait donc être une ville de rêve pour le cinéma. Peut-être ai-je fait ce film pour aller vérifier la consistance de mon rêve, pour voir si je ne me trompais pas.»

Loin (2001) de André Téchiné (bande annonce)
Les Temps qui changent (2004) de André Téchiné (bande annonce)